Histoire n° 36 : Les figures géométriques
Au pays des figures, les lois de l’envie étaient semblables aux nôtres. Personne n’était content de son sort et chacun jalousait son voisin. Le triangle rêvait d’être un rectangle, le rond d’avoir trois côtés, et le rectangle enviait les rotondités généreuses du cercle. Mais toutes étaient pareillement lasses d’être corsetées dans les définitions trop strictes que les hommes avaient imaginées pour elles. Chaque matinée d’école, elles se voyaient saccagées par des enfants armés de règles et de compas et par des tout-petits ne parvenant pas encore à faire rentrer leur volume de bois dans le trou censé leur correspondre. Quand sonnait l’heure de la récréation, les trois figures comparaient chacune leurs attributions.
Au triangle d’abord de se lamenter :
— Voyez, rectangle, comme vous avez de la chance, vous êtes partout représenté ! Tout en ce siècle vous ressemble. Maisons, immeubles, fenêtres vous empruntent votre forme. Oh comme j’aimerais que mes angles soient aussi droits que les vôtres… C’est bien vous la vraie célébrité de la géométrie !
Au rectangle, ensuite, de répliquer :
— Moi, une célébrité ? Mais, comme vous dîtes, je suis partout ! Je suis le banal, l’usuel… Le mobilier. Ce n’est pas par adoration que les hommes me copient sans cesse. Dans leurs tables, leurs carreaux, leurs miroirs, ils ne voient même plus mon reflet… Je suis leur facilité. À vous, cher triangle, le privilège d’incarner le vaste univers du symbole. Vous êtes le toit qui protège, où les quatre murs ne suffisent pas… C’est à vous que l’on confie la tour Eiffel et le mystérieux des chapeaux de contes de fées.
Au cercle, enfin, silencieux jusque-là dans son coin, de prendre son tour de parole :
— Et moi ? Où suis-je alors ? On me dit si parfait qu’aucun architecte ne m’ose. Ou alors qu’à moitié… Dans les dômes, ils me commencent à peine. Ce n’est qu’en renfort qu’ils m’invoquent pour coiffer les monuments et vous finir, rectangle ! Et sinon où me voyez-vous dans le quotidien des hommes ?
Aux deux figures de répondre d’une seule voix :
— Mais voyons, cercle, tu es la lune et les horloges, et même s’ils ne le voient pas, tu es la forme même de leur monde. Comment peux-tu, sachant cela, encore nous envier ?
— C’est vrai, à moi le domaine du temps et de l’espace, mais je suis si fatigué de tourner sur moi-même…. J’aimerais connaître le repos de vos lignes brisées.
Ainsi s’achevait souvent la ronde des figures. Chacune ayant avancé ses meilleurs arguments, elles soupirèrent ensemble à la vue de la Nature et de ses formes toujours particulières. Où qu’elles regardaient, elles ne voyaient pas deux arbres, deux fleurs, deux feuilles pareilles et cela ne fit que les renvoyer à leur conformité si éternelle. Si seulement l’homme avait eu pour elles autant d’imagination et leur avait laissé la liberté de variation nécessaire à l’expression de leur être profond ! Elles y réfléchirent un instant et, avant que la récréation ne se termine, eurent juste assez de temps pour se concevoir, elles aussi, uniques.
Aude Berlioz
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