Histoire n°75 : Les planches
J’atterris par hasard dans ce monde dont je ne connaissais rien. Il était la suite évidente d’un long périple qui m’avait fait passer d’univers en univers, tous plus étranges les uns que les autres. Les habitants de celui-ci ne l’étaient pas moins : il s’agissait de grands arbres, pour la plupart des conifères, mais un mauvais pressentiment m’incitait cette fois à rester sur mes gardes. Ils n’avaient en effet rien de rassurant… Comme les conifères que nous connaissons, ils étaient hauts et massifs mais différaient en ceci qu’ils pouvaient se déplacer sur deux troncs de bois semblables à nos jambes et qu’ils vivaient, comme nous, en société.
Le premier contact fut toutefois bon, et le chef de la tribu m’accueillit sans questions parmi eux. Je restais avec lui toute une matinée, tentant de comprendre au moyen de gestes et de mimes, leurs us et coutumes. L’après-midi, il me proposa une promenade en forêt que j’acceptais tout de suite, attendant avec impatience son invitation à dîner pour le soir même. J’avais pu maintes fois me rendre compte que c’est au moment du repas chez un hôte que l’on pénètre réellement l’esprit et les valeurs d’un peuple.
Mais la vision de ce qu’ils appelaient une forêt fit sonner plus fort en moi une alarme qui s’était déclenchée le matin même et qui n’avait, depuis, cessé de vibrer en sourdine. Il n’y avait pas d’arbres ici, mais ce qui ressemblait plutôt à des hommes statiques et plus allongés que la normale, n’ayant qu’un seul pied planté profondément dans le sol. Ils semblaient nous voir, car leurs yeux suivaient nos mouvements, mais ne parlaient ni ne bougeaient. Le moment du repas arriva vite, nous faisant quitter rapidement ces lieux glaçants. Et c’est alors que j’entrai pour la première fois dans une de leurs maisons où le dîner était déjà servi.
Je pris place à table et commençai à manger en leur compagnie, mais plus le repas avançait, plus mes yeux étaient attirés par l’étrange matière dont étaient faits leurs meubles et le plancher de leur maison. Elle était molle et rose et s’enfonçait de quelques millimètres sous la pression du toucher pour revenir au lâcher à sa forme originelle.
Arrivé au dessert, je ne pouvais plus rien avaler. Une question restait coincée dans ma gorge. J’osai tout de même la poser : « En quelle matière exactement sont faits vos meubles et vos maisons ? » Chacun s’arrêta soudain de manger et alors que je craignais qu’ils me montrent d’un signe le chemin menant vers la forêt, le chef pointa lentement dans ma direction.
Aude Berlioz
Histoire publiée dans la revue du Faune n°2, « Créatures » :
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