Histoire n°18 : La tragédie de la culture
Mon ami Arthur faisait partie de l’espèce — bien plus nombreuse que l’on croit — des acheteurs compulsifs de livres. Pénétrer dans son appartement revenait à entrer dans une bibliothèque. La première fois qu’il m’y invita, j’eus l’impression étonnante d’être un géant au milieu de la reproduction miniature d’un quartier d’affaires où, en lieu et place des gratte-ciel, se trouvaient d’improbables tours de livres empilés les uns sur les autres. Chose étrange, en passant plus de temps avec Arthur, je m’aperçus que je ne l’avais jamais vu lire aucun livre alors que je l’accompagnais très souvent en acheter. Le jour où notre relation devint proche de l’amitié, je m’en étonnais à haute voix devant lui. Il me répondit :
— Mais, mon bon ami, je ne lis pas ! J’achète et je commence beaucoup de livres, il est vrai, mais cela fait au moins une décennie que je n’ai pu en finir un seul ! Comment le pourrais-je d’ailleurs ? Il y en a trop et j’ai fait mes calculs ! Sais-tu que, en lisant 2 heures par jour, un lecteur qui lit à une vitesse moyenne de 300 mots par minute, n’aura dans sa vie la possibilité de ne lire qu’un peu plus de 3000 livres de 400 pages ? Un grand lecteur ne pourra que doubler ce chiffre ! J’ai encore appris, l’autre jour, que la somme totale des livres publiés par l’humanité avoisinerait les 130 millions… Comprends-tu la portée de ces chiffres dramatiques ?
Voyant que je restais interdit, il continua :
— Comme l’a dit un grand poète argentin : « Lire un livre ferme tous les autres ! » Et qui suis-je pour faire une telle chose ? Comment choisir entre les poèmes de Keats, Maïakovski ou Pier Pasolini ? Une semaine, la littérature russe est à l’honneur alors je me précipite. Mais, deux jours plus tard, on ne parle que de l’œuvre révolutionnaire d’un jeune auteur suédois et je dois courir en librairie avant d’avoir fini le livre précédent ! D’année en année, j’entasse des montagnes de livres à peine commencés… mais que faire d’autre ? Mon cœur est désespéré devant la somme de livres formidables que je ne pourrai pas lire et le rythme de la culture aujourd’hui va me rendre fou… Il n’y a aucune issue ! »
À ces paroles, son regard s’humidifia soudain de la couleur de la détresse et, pendant que je tentais de le consoler par des arguments maladroits, je compris qu’il existe sur terre des personnes dont l’amour de la littérature est bien trop grand pour qu’ils lisent quoi que ce soit !
Aude Berlioz
© Chris Lawton