Histoire n°89 : Braquage au pays des monstres
Au pays des monstres, la pire insulte était de se faire traiter d’homme. D’être comparé à ce bipède nu et ridiculement petit, sans poils, sans cornes ni longues dents, sans difformités ni malformations, n’ayant que deux jambes, deux yeux, et dix petits doigts, même pas crochus.
« Sale homme ! Sale normal ! », combien de fois l’avait-il entendu ? Parce qu’il n’était pas assez « monstre » il s’était fait moquer, montrer du doigt. Toujours, il s’était senti différent, à part — toujours quelque part à côté, dans ce monde où il fallait être déviant pour exister, bizarre pour être aimé.
Il tentait sans cesse de s’améliorer, d’avoir l’air plus étrange. Des heures devant le miroir, il prenait des poses terrifiantes, travaillait son rugissement, se déguisait pour avoir l’air plus effrayant. Jusqu’au jour pas si tragique, où il se fit braquer, flingue sur la tempe, par un plus monstrueux qui lui dit :
— Donne-moi ton freak, gamin ! Pas d’histoire où je tire !
Il avait donné ses artifices et s’était senti soudain plus léger… Plus lui-même. Et il décida d’arrêter de faire semblant.
Dorénavant, il prendrait le contrepied de ce qu’on attendait de lui. À la bizarrerie et à l’étrangeté, il opposerait sa normalité. Alors, il se travestit. Il gomma le peu qui faisait encore de lui un monstre. Mais, cette fois-ci, chacune des transformations qu’il opérait le rapprochait plus de celui qu’il était. Il clôt un de ses yeux pour n’en garder que deux, lima ses dents trop longues, cacha sa jambe surnuméraire et coiffa ses cornes vers l’arrière. Il était le plus beau, le plus magnifiquement banal, le plus homme de tous les monstres ! Et « bizarrement », maintenant qu’il s’acceptait, il n’entendit plus jamais une insulte…
Aude Berlioz
Histoire écrite à l’origine pour la soirée Freaks Cabaretto organisée par la Cie Barbarins Fourchus, qui aurait dû se dérouler le 14 mars mais qui sera, on l’espère, reportée à bientôt 🙂
Cette histoire est également née dans le projet d’une collaboration avec l’artiste Sarah Gautier qui a fait l’illustration parfaite pour cette histoire et dont vous pouvez apprécier l’oeuvre et le talent ci-dessous :