Histoire n°95 : L’ami (mal) imaginaire
Si la plupart des enfants ont des amis imaginaires de dimensions semblables aux leurs, ce n’était pas le cas d’Annie. Petite fille blonde et microscopique de cinq ans à peine, elle avait choisi un gros éléphant bleu — de deux mètres au moins — qu’elle nommait gentiment Arnold. On pouvait la voir se promener partout le bras levé comme si elle tenait à la main une laisse magique censée pouvoir retenir l’animal si besoin. Et le tableau, s’il n’avait pas été invisible, en aurait étonné plus d’un.
Exception faite de la promenade, peu d’activités étaient adaptées à cet énorme compagnon dont l’amitié pouvait sembler plus contraignante qu’enrichissante pour une petite fille. En effet, Arnold s’asseyait sur les tasses en porcelaine quand ils faisaient mine de boire le thé tous les deux. Et, jouer au chat et la souris leur était également interdit : le rongeur terrifiait l’éléphant ! Leurs jeux se résumaient donc à des papotages des heures durant couchés sur l’herbe et aux lancer de cacahuètes dont Arnold raffolait…
Chose étonnante, le pachyderme qui la suivait partout comme un petit poucet glouton et amateur de fruits secs n’était pas né de l’imagination de la petite fille. Annie, de ce qu’elle racontait, était allée le chercher un matin à la S.P.A.I, la Société Protectrice des Animaux Imaginaires. C’est là qu’elle l’avait trouvé, abandonné par son ancien propriétaire devenu adulte aujourd’hui, enfermé dans une cage bien trop petite pour lui. Elle se souviendrait toujours de sa peau rugueuse et bleue débordant de toute part à travers les barreaux de la grille… Seule sa trompe, libre, était venue chatouiller sa main, et sceller entre eux une amitié indivisible et une promesse : celle que jamais, elle ne ferait de même.
Aujourd’hui, la petite fille a grandi et évolue loin des sphères de l’enfance mais sans que personne ne sache pourquoi, elle part souvent dans les champs alentour jeter des cacahuètes dans le néant comme d’autres des pierres sur un lac endormi. Les deux amis continuent ainsi leurs jeux d’autrefois et leurs longues conversations dans le plus grand secret. Impossible autrement dans un monde qui aurait tôt fait d’enfermer la jeune fille à l’asile pour un crime bien innocent : celui de croire encore à la poésie.
Aude Berlioz