Histoire n°24 : La solitude des chaussettes
Juliette n’était pas du genre à accorder beaucoup d’importance aux conventions sociales. Conventions dont elle avait souvent mesuré la force en ce qu’elles semblaient gouverner les actions de ses contemporains jusque dans le plus grand isolement de leur dressing. Le meilleur exemple de cette étrange soumission s’incarnait, selon elle, dans le port de la chaussette. Invitée chez des connaissances pourtant proches, elle ne manquait jamais de faire sensation quand elle venait à se déchausser. À la première chaussette dévoilée, il n’y avait rien à signaler, mais à la seconde, c’était l’émotion. En effet, si l’une pouvait être rose à rayures bleues, l’autre n’avait aucune pudeur à afficher des moutons verts gambadant dans une jaune prairie… Et cette non-conformité assumée ne manquait jamais de déclencher quelques réflexions chez ses hôtes. De la simple taquinerie à la raillerie, de la perplexité à l’étonnement, les commentaires et les sentiments variaient. Mais Juliette, bien qu’à chaque fois surprise, n’y prêtait pas plus d’attention que nécessaire. « Qui aurait cru qu’une révolution des mœurs pouvait passer par les pieds ? » se demandait-elle et, tout haut, elle rétorquait que la vie était bien trop courte pour perdre du temps à trier des chaussettes.
Juliette en était convaincue et resta fidèle à sa conduite jusqu’à ce triste jour où elle rentra seule chez elle après avoir été abruptement quittée par son compagnon. S’avachissant sur le canapé, elle enleva ses chaussures et posa sans volonté ses deux pieds sur la table basse. C’est là que, pour la première fois, elle ressentit, elle aussi, quelque chose à la vue de ses chaussettes dépareillées. Mais sa réaction fut toute différente de celles des autres : elle fondit en larmes devant la solitude de ces deux chaussettes cruellement séparées de leur alter ego. Ne pouvant plus s’arrêter de pleurer, elle courut chercher partout leur double et continua ainsi jusqu’à avoir reformé tous les couples de son tiroir si longtemps désunis ! Juliette se remit finalement de sa rupture mais l’impression qu’elle avait ressentie alors s’ancra si fortement en elle qu’elle fut incapable, après ce jour, d’infliger pareille douleur à d’autres chaussettes. Plus jamais on ne la vit avec des pieds mal assortis, et ceci pour le plus grand bonheur de ses proches qui crurent fièrement avoir ramené la brebis perdue dans le droit chemin de la chaussette uniforme.
Aude Berlioz
©Michael Wright